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Pour tous les hommes politiques qui craignent que le 21 mars, jour du premier tour des élections régionales et cantonales, le séisme du 21 avril 2002 ne se répète, le cauchemar porte moins sur le score de leur propre formation ou sur une nouvelle montée des extrêmes que sur le niveau de l'abstention. Dans une démocratie où le vote est un devoir civique mais non une obligation et où les bulletins blancs ne sont pas comptabilisés comme suffrages exprimés, la chronique électorale de ces dix dernières années montre que les Français se comportent de plus en plus comme des intermittents du vote.
Tous les scrutins l'attestent : alors que le degré d'instruction et d'information s'élève et que les classes moyennes se développent - facteurs qui devraient favoriser un surcroît d'engagement électoral -, le non-vote progresse. A l'élection présidentielle, la mère des élections sous la Ve République, l'abstention a été maintenue, entre 1965 et 1988, en dessous de 20 %, à l'exception de 1969, lors de l'affrontement entre Georges Pompidou et Alain Poher, où elle atteignit 31,15 % au second tour. Son envolée, le 21 avril 2002, avec 28,4 %, explique en partie l'élimination de Lionel Jospin et la qualification de Jean-Marie Le Pen.
Si la mobilisation civique du second tour de l'élection présidentielle avait réussi à ramener l'abstention à un étiage similaire à 1995 (20,2 %), l'élan était retombé aux élections législatives qui avaient bouclé la séquence 2002 : 35,58 % de non-vote au premier tour et 39,68 % au second. Plus de la moitié des 18-25 ans et plus du quart des électeurs d'extrême gauche comme d'extrême droite avaient boudé le scrutin du 9 juin.
Aux élections régionales, sans doute en raison de leurs particularités (pouvoirs de la région, modalités du scrutin), qui les rendent complexes pour l'électeur, quand elles devraient être simples, l'abstention est passée, lors du tour unique, de 32,2 % en 1992 à 42 % en 1998. Dans les référendums, elle oscille entre un cinquième et un tiers de l'électorat, mais avec des accidents : en 1972, quand le Parti socialiste prône le refus de vote sur l'élargissement de la Communauté européenne, elle frôle les 40 %. En 2000, alors que le politique est déjà en crise, elle bat, sur le quinquennat, avec 69,8 %, le record de 1988 (63,08 %) sur la Nouvelle-Calédonie....
Désintérêt pour la politique ? Absence d'intégration citoyenne ? Affaiblissement de la conscience civique ? Si les enquêtes révèlent que seulement un tiers des électeurs votent systématiquement à toutes les élections, les "abstentionnistes constants" ne représentent, en moyenne, que 10 % de l'électorat. La nouveauté, celle qui a fait choc il y a moins de deux ans, c'est qu'à cet abstentionnisme structurel s'est ajouté un abstentionnisme conjoncturel émanant d'intermittents du vote qui expriment un refus de l'offre politique présentée.
Le même constat peut être dressé sur les élections sociales. Aux élections prud'homales, où l'offre syndicale est limitée et l'enjeu éloigné, l'abstention n'a fait que croître au fil des scrutins : 51,4 % en 1982, 54 % en 1987, 59,7 % en 1992, 65,9 % en 1997 et 67,3 % en 2002. En revanche, dans les élections aux comités d'entreprise - scrutin de proximité où l'offre est plus diversifiée -, la participation reste élevée, entre 66,8 % (1992) et 63,7 % (2000). Plus la taille de l'établissement diminue, plus la participation est forte.
Dans un ouvrage collectif sur les élections de 2002 - Le Vote de tous les refus (Presses de Sciences-Po, 2003) -, Anne Muxel met en relief la poussée du refus de vote, en comparant sa progression en moyenne pour les différents scrutins entre la décennie 1970 et la décennie 1990 : + 5,5 points pour la présidentielle, + 7,7 points pour les municipales, + 10,5 points pour les élections européennes, + 13,4 points pour les législatives. Cette recrudescence, observable dans toutes les démocraties occidentales, ne résulte pas d'un gonflement du camp des "pêcheurs à la ligne", ceux qui se désintéressent en permanence de la vie de la cité. Elle atteste le malaise du politique, le doute sur son efficience. "L'acte de voter, observe Mme Muxel, est moins investi de la certitude qu'il permet de changer les choses."
Dans la séquence 2002, seuls 47 % des inscrits ont voté aux quatre tours de la présidentielle et des législatives (contre 55 % pour la séquence présidentielle-municipales de 1995). Aux abonnés du non-vote se sont ajoutés des pratiquants du refus de vote, pour lesquels l'abstention est "une forme de contestation politique revendiquée en tant que telle". Mme Muxel distingue ainsi un "abstentionnisme hors jeu", signifiant un retranchement total ou partiel de la vie civique, et un "abstentionnisme dans le jeu", manifestant une mise à l'écart volontaire de l'acte électoral, mais une implication dans la vie sociale et politique.
Lors du séisme de 2002, l'abstentionnisme conjoncturel "a gagné une partie non négligeable des votants réguliers, et même des citoyens politisés. Il a progressé dans toutes les couches de la société". La poussée de l'abstention a touché davantage l'électorat de droite (+ 10 points par rapport à 1995) que celui de gauche (+ 4), mais il a gagné du terrain là où on ne l'attendait pas, chez des électeurs affichant une proximité avec un parti politique. Mme Muxel observe que "les abstentionnistes dans le jeu" ont représenté, en 2002, les deux tiers des abstentionnistes (18,7 %, soit une hausse de 6,2 points par rapport à 1995), ce qui exprime "la généralisation d'un malaise à l'égard de l'offre programmatique comme à celui des candidats des partis politiques".
L'APATHIE DE LA CAMPAGNE
Une part des classes populaires qui a abandonné la gauche s'est réfugiée dans l'abstention. Mais, tant par leur âge et leur situation professionnelle que leur niveau de diplôme, "les abstentionnistes dans le jeu", qui étaient 42 % en 2002 à se positionner à gauche, ressemblent aux votants. Ce sont ceux qui sont le plus susceptibles de se comporter en intermittents du vote, ceux aussi qui ne sont plus que 49 % à dire que si c'était à refaire - espoir pour la gauche ? - ils referaient le même choix que le 21 avril. Il reste que, pour Mme Muxel, ces militants du refus de vote ont exprimé "une sanction des partis de gouvernement, et tout particulièrement " de la gauche plurielle de M. Jospin.
Les mêmes causes produiront-elles les mêmes effets les 21 et 28 mars ? L'apathie de la campagne et le désintérêt persistant des électeurs, mesuré par les sondages, laissent craindre à propos de ces élections intermédiaires une nouvelle progression de l'abstention. De surcroît, la réforme du mode de scrutin pour les élections régionales, désormais à deux tours, si elle pénalise les extrêmes, reste opaque pour bien des électeurs.
Pour les partis de gouvernement, qui aspirent à gouverner les régions, le principal risque réside dans l'absence de renouvellement de l'offre politique. A droite, l'UMP s'est installée en parti dominant, oubliant vite "l'esprit de mai", qui avait permis à Jacques Chirac, qui n'avait recueilli que 13,75 % des inscrits le 21 avril, de l'emporter avec 82,2 % des exprimés le 5 mai. L'UDF peine à crédibiliser une stratégie où François Bayrou appartient à la majorité tout en en étant le premier contempteur. A gauche, dans un paysage durablement sinistré, le Parti socialiste, au sein duquel François Hollande s'inquiète en permanence de la sanction des abstentionnistes, hésite dans son discours entre radicalité et réformisme. L'extrême droite tente de banaliser ses harangues d'exclusion. L'extrême gauche se sectarise dans un rejet dos à dos de la droite et de la gauche. Les ingrédients du refus de vote sont toujours là. Dangereusement.
Michel Noblecourt